Je m’appelle Romain. J’ai trente-sept ans et je suis gardien de parking depuis plus de dix ans. Depuis que mon ex-compagne est partie avec un autre homme, je vis seul avec mes trois garçons. Le plus jeune n’a que cinq ans, et l’aîné vient de fêter ses onze. Il y a quatre mois, après avoir été injustement licencié pour une plainte jamais prouvée, j’ai perdu notre appartement. Depuis, nous vivons dans une tente posée sur une ruelle pavée, à l’abri d’un vieux mur de pierre. Un arbre penche dangereusement au-dessus de nous ; ses branches, comme des bras noueux, veillent sur notre misère.
Je porte toujours ma vieille veste verte, épaisse et gouffrée. Une écharpe blanche m’enroule le cou, souvenir d’une vie plus stable. Autour de moi, mes trois fils. Cédric, dans son manteau jaune, garde le silence, serrant un jouet cassé. Léo, plus jeune, en blouson bleu mal zippé, tord les mains. Et Mathis, le plus grand, coiffé de son vieux bonnet moutarde, regarde au loin, comme s’il rêvait de s’évader.
Il y a trois jours, au crépuscule, je me suis rendu à une station-service pour supplier le gérant de me laisser utiliser ses toilettes. Là, j’ai été témoin d’une scène que je n’oublierai jamais : un vieil homme fragile, tremblant, tendait une pièce de monnaie insuffisante, plaidant pour un bidon d’essence. Au lieu de compassion, les clients autour de lui éclataient de colère, l’insultaient, le poussaient. C’était inhumain. Je n’ai pas pu me retenir. J’ai vidé mes deux dernières pièces pour lui permettre de repartir. C’était tout ce qui me restait. Pour l’eau, pour un peu de pain peut-être. Mais je n’avais pas le cœur à faire autrement.
Le lendemain matin, alors que les garçons dormaient encore entassés les uns sur les autres, deux jeeps noires se sont garées à quelques mètres de notre tente. Des hommes en costume sont descendus. L’un d’eux — grand, aux lunettes noires — s’est approché et m’a tendu une enveloppe.
« C’est pour vous, monsieur », a-t-il dit d’une voix neutre.
J’ai pris la lettre, les mains glacées, et je l’ai déchirée avec précipitation. À l’intérieur… des mots que j’ai lus plusieurs fois sans comprendre. Puis mon cœur s’est écrasé dans ma poitrine. C’était une assignation officielle. Un promoteur avait racheté la ruelle. Notre tente, notre refuge, allait être détruit. D’ici deux jours.
Je me suis senti m’effondrer. J’ai voulu protester, supplier, demander où nous pourrions aller… Mais ma gorge était nouée. Mes enfants se sont réveillés au bruit. Mathis, les yeux encore gonflés de sommeil, m’a demandé : « Papa, pourquoi tu trembles ? »
Je n’ai pas pu lui répondre.
Parce qu’à cet instant, je venais d’apprendre que la bonté ne paie pas et que dans ce monde, parfois, tendre la main à autrui signifie perdre le peu qu’il nous reste.
Une Lumière dans l’Ombre
Romain s’est redressé, avec une détermination nouvelle. Ce n’était pas seulement son sort en jeu, mais celui de ses enfants. Le regard inquiet de Mathis lui perchait comme un poids sur le cœur.
« Écoutez, les gars », dit-il d’une voix ferme, « nous ne laisserons pas ces hommes nous prendre ce que nous avons. Nous allons nous battre. »
Cédric et Léo échangèrent des regards, leurs visages tristes s’allumant d’un espoir fragile. Mathis, le plus vieux, hocha la tête.
« Mais comment, papa ? » interrogea Léo, une larme au coin de l’œil. Romain inspira profondément, les souvenirs d’hier encore frais dans son esprit. Il se leva, secouant la poussière de ses vêtements, et déclara, « Peut-être qu’on peut trouver quelqu’un qui nous aidera. Il faut qu’on parle à ce vieil homme que j’ai vu à la station-service. Peut-être qu’il connaît quelqu’un. »
Les garçons le regardèrent avec une lueur d’espoir, partagé entre l’inquiétude et l’entrain. Ils s’étaient habitués à vivre comme des ombres, mais là, un nouveau but s’était éveillé en eux. Ensemble, ils ramassèrent quelques affaires et, le cœur lourd mais déterminé, ils prirent la direction de la station-service.
Dans son esprit, Romain répétait une promesse. Peu importe les obstacles, ils allaient se battre pour leur dignité. Ils allaient redéfinir leur histoire. Seule la solidarité pouvait éclairer leur chemin au milieu de la tempête.