Le monde de Marcel s’écroulait alors que l’immense domaine familial semblait soudain bien vide. Margaret, sa collègue fidèle, lui demanda d’une voix timide :
« Que va-t-il advenir de nous maintenant ? »
« Nous faisons notre travail, » répondit-il simplement. « C’est tout ce que nous pouvons faire. »
Ce qu’il ne dit pas, c’est combien son cœur se serrait à chaque pensée de Jacques. Plus qu’un employeur, il était devenu un véritable ami.
Ils avaient passé des heures à s’occuper ensemble du jardin derrière la maison principale. Entre les rosiers grimpants et les mauvaises herbes tenaces, ils partageaient confidences, silences et éclats de rire.
« Papi, j’ai fini mes devoirs. Je peux t’aider à planter ? » demanda Julien, son petit-fils de quatorze ans, posté au bord du potager.
Depuis l’accident tragique qui avait emporté sa fille et son gendre deux ans plus tôt, Julien était devenu la lumière de ses journées. Poli, studieux, avide de savoir, il le surprenait sans cesse.
« Bien sûr, viens par ici. On va planter les bulbes de printemps. »
Ils travaillaient dans un silence confortable, jusqu’au bruit des pneus sur le gravier qui rompit la quiétude du matin. Une voiture élégante se gara devant la maison. C’était Philippe.
« C’est lui ? » murmura Julien.
Marcel hocha la tête, observant l’homme parcourir le domaine du regard. Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vu, mais son air arrogant et hautain n’avait pas changé. Autrefois, Philippe, enfant gâté, arrachait les iris du jardin juste pour lui faire une mauvaise blague.
« Rappelle-toi ce que je t’ai dit, » souffla Marcel. « Respecte-le, garde tes distances, et— »
« Ne laisse jamais personne me rabaisser, » termina Julien. « Je n’oublie pas, Papi. »
Les premières semaines sous la direction de Philippe furent bien pires que Marcel ne l’avait imaginé.
Le personnel vivait sur des œufs. Philippe inspectait chaque recoin pour y dénicher la moindre poussière et renvoyait les employés pour des fautes mineures.
Là où Jacques avait fait preuve de gentillesse et d’attention, son fils se montrait impatient et cruel.
« Vous êtes Marcel, n’est-ce pas ? » demanda Philippe un après-midi, comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. « Le jardinier dont mon père était si fier. »
« Oui, monsieur, » répondit Marcel en interrompant son travail pour le regarder.
« Ces haies sont irrégulières. Et ces rosiers sont à moitié morts, » déclara-t-il. « Mon père tolérait la médiocrité, mais moi j’exige la perfection. »
Marcel serra les dents. « Je m’en occupe immédiatement, monsieur. »
« Tu ferais mieux. »
Alors qu’il s’éloignait, Marcel prit une profonde inspiration et retourna à sa taille. Il tenta d’ignorer la dureté des paroles et le fait que Philippe faisait comme s’il ne le connaissait pas, mais l’inquiétude le gagnait. Il ne pouvait pas se permettre de perdre cet emploi.
Les semaines devinrent des mois. Les fêtes organisées par Philippe s’amplifiaient, ses amis devenaient de plus en plus imprudents.
Ils roulaient à toute allure dans les allées en voitures luxueuses, riant bruyamment en renversant des pots de fleurs et éparpillant du gravier.
Le domaine paisible était devenu un terrain de jeu pour des riches insouciants.
Un matin d’été, alors que Marcel s’apprêtait à composter les plates-bandes, il entendit des pas lourds et furieux se rapprocher.
Philippe arriva en trombe, le visage rouge de colère.
« Toi, vieux ! »
Le cœur de Marcel se serra. Margaret lui avait conseillé de ne pas croiser Philippe ce jour-là. La dernière amie intéressée du jeune homme l’avait quitté pour partir skier en Suisse, et Philippe était hors de lui.
Marcel se redressa doucement, sentant ses genoux protester.
« Bonjour, monsieur Philippe. »
« Ne me salue pas. As-tu vu ce qui est arrivé à ma voiture ? On a rayé la peinture. C’est ton petit-fils ? Ce gamin silencieux et sournois ? »
« Julien était à l’école hier, monsieur. Il y est toute la semaine pour le programme d’été. »
« Eh bien, quelqu’un l’a fait. Et comme tu es censé surveiller cet endroit— »
« Je suis jardinier, monsieur. Pas agent de sécurité. »
Il regretta aussitôt ses paroles, mais il était trop tard. Le visage de Philippe se tordit de rage.
« Tu sais quoi ? J’en ai assez de ton attitude. Tu crois que parce que mon père t’aimait, tu es intouchable ? Tu appelles ça du travail ? » Il donna un coup de pied à un tas de mauvaises herbes que Marcel venait de retirer. « Mon chien ratisserait mieux que toi ! Tu n’es qu’un reste de la pitié de mon père. Considère que c’est ton dernier jour. Je veux que tu sois parti avant le coucher du soleil. »
Les mots furent durs, mais Marcel garda son calme. Quand Philippe s’éloigna en frappant du pied, un étrange sentiment de paix l’envahit. Peut-être était-ce mieux ainsi.
Il retira sa tenue de travail et se dirigea vers le jardin que Jacques et lui avaient entretenu ensemble. Il n’avait pas remis les pieds là depuis la mort de son ami, trop douloureux.
« Pardonne-moi, Jacques, » murmura-t-il en s’agenouillant parmi les plates-bandes. « La moindre des choses, c’est d’arracher ces mauvaises herbes avant de partir. »
Alors qu’il travaillait, son regard se posa sur un coin de terre bouleversé.
Ce n’était pas récent, mais connaissant ce jardin mieux que sa poche, il sut qu’on avait creusé ici, abandonnant à moitié des bulbes à pourrir à la surface.
Il creusa de ses mains. Bientôt, il sentit une surface dure sous ses doigts. Il dégagea la terre et découvrit un petit coffret en bois, fermé par un simple verrou.
Ses mains tremblaient en l’ouvrant.
À l’intérieur, soigneusement rangés, se trouvaient des liasses d’argent, de petits lingots d’or, et un pli de papier. Il reconnut tout de suite l’écriture de Jacques.
« Ceci est pour toi, mon ami. Je sais que tu en as besoin ! Je t’aime. Ton ami, Jacques. »
Des larmes tombèrent sur le papier que Marcel serra contre lui.
Même dans la mort, Jacques avait trouvé un moyen de veiller sur eux. L’ironie cruelle ne lui échappa pas : perdre son emploi avait mené à cette découverte, ce dernier cadeau d’un véritable ami.
Il quitta le domaine sans un mot de plus pour Philippe.
Le lendemain, Marcel ouvrit un coffre à la banque. Il y plaça le contenu du coffret, au nom de Julien. Pas pour maintenant, mais pour son avenir.
Il trouva un emploi d’entretien dans le lycée du coin. Le salaire était modeste, mais honnête, et il pouvait être proche de Julien durant la journée.
Deux ans passèrent plus vite qu’il ne l’avait imaginé.
Julien réussissait brillamment à l’école — premier de sa classe, avec des enseignants qui parlaient de bourses et d’avenir prometteur. Il grandissait, fort et curieux, sans perdre sa douceur.
« Papi, j’ai été accepté au programme scientifique d’été, » annonça-t-il un soir, brandissant sa lettre d’admission.
« C’est une excellente nouvelle, » répondit Marcel, fier. « Tes parents auraient été tellement fiers de toi. »
« Tu crois que Jacques serait fier aussi ? »
La question le surprit.
« Oui, je crois qu’il le serait. »
Alors qu’ils bâtissaient leur nouvelle vie, la chute de Philippe arriva aux oreilles de Marcel par Margaret, toujours employée au domaine.
Sa débauche l’avait rattrapé. Il avait tout perdu — le domaine, les voitures, le peu de pouvoir qu’il croyait posséder.
« On dit qu’il doit quitter la maison la semaine prochaine, » lui confia Margaret autour d’un café. « La banque met le domaine en vente. »
Marcel hocha la tête, sans ressentir de joie.
« Tu regrettes pas un peu ? » demanda Margaret. « Après tout ce qu’il t’a fait ? »
« Non, » répondit-il. « Je ne peux pas me permettre la rancune. Pas avec Julien qui m’observe. »
Un soir, alors qu’ils se promenaient au parc, Julien posa une question qui trottait dans sa tête.
« Papi, tu me raconteras un jour ce qu’il y avait dans cette boîte que tu as prise au domaine ? »
Marcel le regarda, ce garçon à la fois enfant et homme en devenir, et sourit doucement.
« Quand tu seras prêt, » dit-il. « Quand le moment sera venu. »
« Et c’est quand ça ? »
« Quand tu auras assez de force pour que ça ne change rien en toi. » Il lui tapota l’épaule. « Certains cadeaux ne sont pas faits pour être ouverts trop tôt. »
En continuant leur promenade, Marcel pensa à Jacques, à ce jardin qu’ils avaient soigné, et aux graines qu’on plante et qui grandissent longtemps après notre départ. Certaines dans la terre, d’autres dans les cœurs. Elles durent bien au-delà de ce que l’on peut voir.