C’était comme une porte qui claquait sur mon cœur.
Julien ne criait pas. Il ne cassait rien. Il disait simplement les choses. Froidement, sans émotion. Sans même me regarder.
Je restais là, au milieu de la cuisine, la main tremblante, tenant la tasse que je venais de lui préparer. La vapeur s’élevait doucement, mais je ne sentais plus la chaleur. Les mots se dissipaient dans l’air, comme de la brume.
Au plus profond de moi, quelque chose s’était brisé. En silence. Sans bruit.
Je ne répondis pas. Je ne pleurai pas. Je ne lui reprochai rien, malgré toutes les fois où j’avais imaginé ce moment.
Je posai simplement la tasse, retouchai mes cheveux, puis me dirigeai vers la chambre.
Le lendemain matin.
Je me levai à l’heure habituelle, à cinq heures et demie.
Le jour pointait à peine, la maison était sombre et silencieuse. Julien ronflait dans le salon, la tête en bas sur le canapé, recouvert d’une couverture glissée de travers.
Je ne dis rien. Je ne laissai pas de mot. Je n’écrivis pas de lettre dramatique d’adieu.
Je pris simplement mon sac à dos et commençai à faire mes affaires.
Deux pulls. Un thermos rempli de café noir. Le titre de propriété que j’avais hérité de ma grand-mère.
Et mon silence.
Le poids le plus lourd que j’aie jamais porté.
Julien ne demanda pas où j’allais. Il ne me regarda même pas. Il grogna quelque chose alors que la porte se refermait derrière moi.
— Enfin un peu de calme, murmura-t-il à moitié endormi.
Il ignorait que ce qu’il gagnait là, c’était la perte définitive de moi.
Le chemin vers le village me parut plus long que dans mes souvenirs.
Un train. Puis un vieux bus cahoteux. Enfin, à pied. Dix minutes de marche. Ma cheville me faisait mal, le sac tirait sur mon épaule, mais j’avançais. Parce que je savais où j’allais.
Et là, elle était.
La maison.
Le refuge de mon enfance.
Où l’odeur des étés restait prisonnière des feuilles du noyer.
Où le vent soufflait autrement.
Vieille, usée, un peu branlante — comme moi. Mais debout. Et prête à m’attendre.
Dans la cour, les pommiers étaient encore en fleurs.
Le jardin, envahi par les herbes folles, mais vivant. Dense et sauvage, comme mes espoirs refoulés.
Et quand j’ouvris la porte — qui grinça sous mes doigts — une voix sembla murmurer dans ma tête :
« Enfin, tu es rentrée. »
Les jours suivants ne furent pas spectaculaires. Simplement la vie qui reprenait son cours.
Je dépoussiérais les meubles. Je remettais des rideaux lavés. Je réorganisais la cuisine, posais une nappe cirée.
Le matin, je préparais du thé et m’asseyais sur la véranda.
L’après-midi, je sarclais le jardin, et le soir, mon dos me faisait mal. Mais je ne m’en plaignais pas.
Le soir, à la lumière jaunâtre de la lampe à pétrole, je lisais des lettres que ma grand-mère, Jeanne, m’avait écrites quand j’étais enfant.
Ses mots étaient comme des câlins.
Et peu à peu, jour après jour, quelque chose en moi renaissait. Comme un bourgeon au printemps, après un long hiver.
Un matin, Madame Catherine se tenait à la grille, deux poules dans les bras.
— Des œufs frais tous les matins, ma petite. Je te vois… un jour, tu auras même une chèvre. Tu as ce qu’il faut dans le sang.
Je ris. Fort. Pour la première fois depuis des semaines.
Puis un après-midi, je passai au cabinet pour changer mes médicaments, et la doctoresse me demanda :
— Tu ne voudrais pas venir travailler quelques jours par semaine à l’administration ici ? On sait ce que tu as étudié. Il faudrait quelqu’un d’attentionné, pas seulement quelqu’un qui reste assis.
Et j’ai dit oui.
Pas pour l’argent. Pas pour la reconnaissance.
Mais parce que quelqu’un m’avait enfin dit : « Tu es nécessaire. »
Puis vint ce matin-là.
Je nourrissais les poules quand on frappa à la porte.
Je sortis sur la véranda. Et là, il y avait Julien. À ses côtés, Madame Elisabeth, sa mère. Essoufflée, en sueur, une valise à la main.
— Eh bien… nous voilà, — toussota Julien.
— Pardon ? — demandai-je, comme si je n’avais pas compris.
— Eh bien, on s’est dit que puisque tu avais une maison… ce serait bien d’y habiter. Maman ne supporte plus la ville. Et tu dois trouver ça ennuyeux toute seule ici.
Et à cet instant, là, devant la porte, quelque chose se déverrouilla définitivement en moi.
— Pardonnez-moi, — dis-je doucement, mais avec fermeté. — Mais ici n’a plus sa place celle qui m’a un jour chassée de ce qui m’appartenait.
— Quoi ?! Mais nous sommes ta famille ! — s’exclama Madame Elisabeth.
— La famille, c’est celle qui est restée avec moi quand je n’avais plus rien. Celle qui ne riait pas quand j’étais brisée. Ce n’est pas vous.
Julien ne dit rien. Il ne supplia pas.
Il me regarda. Et il sut.
Qu’il était trop tard.
Désormais, je me lève chaque matin avant le lever du soleil.
Je marche pieds nus dans la rosée, j’embrasse un des pommiers.
Je me prépare un café. Pas par devoir. Mais parce que ça fait du bien.
J’ai un chien. J’ai un jardin.
J’ai la paix.
Et j’ai des rires.
Et chaque soir, quand je me couche, je murmure dans le silence :
« Jeanne, j’ai réussi. Je suis rentrée à la maison. Et cette fois, je ne me laisserai plus jamais faire. Jamais. »