Est-ce qu’on peut entrer ? » demanda Élise, le regard fixé sur son visage.
Antoine observa les deux enfants : un garçon aux cheveux noirs indomptés et une fillette aux yeux profonds et rêveurs, qui ressemblaient étrangement à ceux d’Élise. Cette ressemblance toucha Antoine en plein cœur.
Sans un mot, il se dégagea et lui laissa le passage. La maison était exactement comme Élise s’en souvenait : élégante, impeccable, mais froide. Tout comme Antoine lui-même. Trop parfaite pour être chaleureuse.
« Les enfants, » dit-elle en s’abaissant vers les jumeaux, « il est temps de vous reposer un peu. Maman a besoin de parler avec cet homme. »
Le garçon releva le menton avec défi, un geste qu’Antoine connaissait bien.
« C’est lui ? » demanda-t-il directement, ignorant les consignes de sa mère. « C’est notre père ? »
« Thomas ! » gronda Élise, mais sa voix manquait de véritable fermeté.
La fillette était plus réservée, elle observait timidement Antoine depuis derrière sa mère. Il y avait une telle intensité dans son regard qu’il se sentit soudain vulnérable.
— Oui, » répondit Antoine honnêtement, cherchant à croiser le regard sincère du garçon. « Je crois que je suis ton père. »
Thomas hocha la tête, comme s’il confirmait ce qu’il avait pressenti. La fillette recula encore un peu derrière Élise.
« Marie est timide », expliqua Élise. « Mais quand elle connaît quelqu’un, elle parle sans arrêt. »
Antoine conduisit les enfants dans la chambre d’amis, une pièce qui était restée vide, attendant des visiteurs qui ne venaient jamais.
Il leur offrit à manger et alluma la télévision, cherchant un programme pour enfants. Il se sentait mal à l’aise, presque étranger à ce rôle d’hôte pour ses propres enfants.
Lorsqu’il retourna au salon, Élise se tenait près de la cheminée froide, fixant les photos encadrées. Une seule photo restait de leur mariage, presque cachée à l’ombre d’une plante.
« Tu ne pensais pas que je reviendrais, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle sans le regarder.
« Pourquoi es-tu partie ? » répliqua Antoine, la colère anciennement enfouie ressurgissant. « Six ans, Élise. Six ans sans savoir si tu étais vivante ou morte. Et maintenant, tu reviens avec deux enfants ? »
Élise se tourna vers lui, pâle sous la lumière tamisée.
« J’ai essayé de te contacter, Antoine. Je t’ai écrit des lettres au début. Tu les as reçues ? »
Antoine secoua la tête, confus.
« Non, jamais. »
Une ombre de compréhension passa sur le visage d’Élise.
« Ta mère… » murmura-t-elle. « Elle n’a jamais cru que j’étais assez bien pour toi. »
Antoine s’assit, soudain épuisé. Sa mère était morte trois ans auparavant, emportant ses secrets dans la tombe.
« Pourquoi es-tu partie ? » reprit-il, la question qui l’avait tourmenté pendant toutes ces années. « Je t’ai vue avec lui, Élise. Avec ton patron. »
« J’étais prête à te pardonner, mais tu as disparu. »
Élise prit une profonde inspiration, comme pour se préparer à un long affrontement.
« Je ne t’ai jamais trompé, Antoine. Jamais. Ce jour-là, j’étais à l’hôpital. J’avais découvert que j’étais enceinte et j’avais peur. Robert — oui, mon patron — m’a accompagnée parce que je tremblais tellement que je ne pouvais pas conduire. »
« Mais je vous ai vus vous embrasser ! » l’interrompit Antoine.
« Il m’a prise dans ses bras parce que je pleurais, Antoine. Parce que j’étais enceinte, effrayée, et que je savais que tu ne voulais pas d’enfants. Tu me l’as répété tant de fois : seule ta carrière comptait. »
Antoine sentit le sol vaciller sous ses pieds. C’était vrai : il avait été obsédé par son travail, par sa montée en grade. Les enfants n’avaient jamais fait partie de ses projets.
« Quand je suis rentré ce jour-là, et que tu as commencé à crier, à m’accuser… » continua Élise à voix basse, pour que les enfants n’entendent pas, « quelque chose s’est brisé en moi. »
Elle marqua une pause et prit une profonde inspiration.
« Mais ce n’est pas toute la vérité, Antoine. Je ne suis pas là pour ça. »
Elle plongea la main dans son sac et en sortit un dossier médical, qu’elle posa sur la table devant lui.
« Marie est malade. Elle a besoin d’une greffe de moelle osseuse. Ni Thomas ni moi ne sommes compatibles. Tu es son dernier espoir. »
Antoine regarda le dossier, les termes médicaux devenant flous devant ses yeux. Un diagnostic grave, des options limitées, le temps compté.
« Depuis quand sais-tu cela ? » demanda-t-il d’une voix tremblante.
« Depuis six mois. J’ai tout essayé, Antoine. Des traitements expérimentaux, des donneurs anonymes. Rien n’a marché. Les médecins disent qu’un parent biologique est la meilleure chance. »
Antoine referma le dossier, submergé. En quelques heures, sa vie avait basculé. Il n’était plus seulement le père de deux enfants qu’il ne connaissait pas, mais peut-être le sauveur de l’un d’eux.
« Je ferai les tests », dit-il sans hésiter. « Tout ce qu’il faudra. »
Pour la première fois, Élise le regarda avec une vraie gratitude.
« Merci. Je regrette de t’avoir mis dans cette situation, mais je n’avais pas le choix. »
« C’est moi qui devrais m’excuser », répondit Antoine. « Pour tout. »
Marie apparut à l’entrée du salon, les yeux grands et sérieux.
« Tu es fâché contre maman ? » demanda-t-elle soudain, les surprenant tous les deux.
Antoine se leva, s’approcha d’elle et s’agenouilla pour être à sa hauteur.
« Non, Marie. Je ne suis pas fâché contre ta maman. Je suis fâché contre moi-même d’avoir manqué tant de moments de votre vie. »
Marie le regarda un instant, puis tendit la main pour lui caresser doucement la joue.
« Tu es comme maman l’a dit. Tu as des rides quand tu t’inquiètes », dit-elle en tapotant son front.
Antoine sentit un nœud dans sa gorge.
« Maman t’a parlé de moi ? »
« Tous les soirs », répondit Marie. « Elle nous raconte des histoires sur vous, sur comment vous vous êtes rencontrés, sur votre maison, sur votre chien Max. »
Antoine regarda Élise, surpris.
« Je ne voulais pas qu’ils te détestent », expliqua-t-elle calmement. « Dans nos histoires, tu n’étais pas un monstre, Antoine. Juste un humain qui a fait une erreur. Comme moi. »
Puis Thomas arriva et se tint aux côtés de sa sœur.
« Marie va-t-elle guérir ? » demanda-t-il directement à Antoine, avec une maturité inhabituelle pour un garçon de six ans.
Antoine posa une main sur chacune de leurs petites mains, sentant leur chaleur pour la première fois.
« Je ferai tout ce que je peux », promit-il. « Vraiment tout. »
Cette nuit-là, pendant que les enfants dormaient dans la chambre d’amis et qu’Élise s’était installée sur le canapé, Antoine resta éveillé. Il regarda de vieilles photos et relut les lettres qu’il avait trouvées dans l’armoire de sa mère, cachées dans une boîte à chaussures, jamais ouvertes, alors qu’elles auraient pu tout changer.
Il comprit que la vie lui offrait une chance unique : réparer ce qui était brisé et récupérer ce qu’il pensait avoir perdu. Une seconde chance pleine de responsabilité.
Au lever du jour, alors que les premiers rayons illuminaient la pièce, Antoine passa son premier coup de fil : à l’hôpital pour planifier les examens de compatibilité.
Puis le second : au bureau pour demander un congé prolongé. Pour la première fois de sa vie, sa carrière n’était plus sa priorité.
Quand Élise se réveilla, elle le trouva maladroitement en train de préparer le petit déjeuner pour les enfants.
« Tu es sûr d’être prêt ? » demanda-t-elle, remarquant les cernes sous ses yeux.
Antoine sourit, un sourire sincère, plus authentique que toutes les expressions qu’il avait montrées depuis six ans.
« Non, » répondit-il franchement. « Je ne suis pas prêt du tout. Mais je suis là. Cette fois, je reste. »