— Regarde encore ce chien… Il est toujours là. Ça fait plus de deux semaines qu’il ne bouge pas, murmura un conducteur en ralentissant sur une route de campagne.
— On dit qu’il protège un endroit… ou qu’il attend quelqu’un, répondit un autre.
— Des bêtises, sûrement. Ce n’est qu’un chien errant.
Mais avant qu’ils ne puissent continuer, des coups de klaxon et le crissement brutal de pneus interrompirent leur échange. Une fois encore, l’animal au pelage terne s’était élancé sur la chaussée, arrêtant les voitures en plein élan. Puis, aussi vite, il retourna à sa place, à quelques mètres du bitume, le regard perdu au loin.
Laurent, un professeur qui passait par là chaque matin, avait remarqué le chien depuis plusieurs jours. Quelque chose dans ses yeux fatigués, dans sa manière de se tenir, l’avait ému profondément. Il ressemblait à une sentinelle abandonnée, fidèle malgré tout.
Ce jour-là, sans trop réfléchir, Laurent gara sa voiture un peu plus loin, coupa le moteur, et descendit.
— Salut toi… Tu montes la garde ? chuchota-t-il en s’approchant prudemment.
Le chien leva la tête, sans grogner, mais ne fit pas un geste pour venir. Ses yeux sombres fixaient l’homme avec une étrange intensité, comme s’il comprenait tout.
— Fais gaffe, lança un routier depuis son camion. Il ne laisse personne l’approcher.
— Vous savez pourquoi il est là ? demanda Laurent.
— Un accident, juste là, il y a deux semaines. Une voiture, un jeune homme. Le conducteur est mort. Le chien, on dit que c’était le sien.
Laurent s’accroupit lentement, observant l’animal en silence.
— Il attend son maître… souffla-t-il.
— Il s’appelait Hugo, intervint un autre homme, plus âgé, qui descendit de son camion. Moi, c’est Gérard. J’habite pas loin. Le chien, c’est Oscar. Hugo l’a recueilli tout petit. Ils étaient inséparables. Jusqu’à ce jour de pluie battante…
Gérard marqua une pause.
— La voiture a glissé dans le virage. Hugo n’a pas survécu. Oscar, lui, a été projeté hors du véhicule. Il s’en est sorti, mais depuis… il revient toujours ici. Il ne veut pas partir.
— Et personne n’a essayé de l’emmener ?
— Bien sûr que si. Mais il s’enfuit, chaque fois. On a tenté de le mettre dans un refuge, il a sauté la clôture et a refait tout le chemin à pattes. Vingt kilomètres.
Le cœur de Laurent se serra. Il fouilla dans sa voiture et en sortit un peu de nourriture et une bouteille d’eau.
— Tu as faim, vieux frère ? tenta-t-il, en posant doucement le tout à côté du chien.
Oscar ne broncha pas.
— Il ne mange que quand il est seul. Comme s’il refusait de se lier à quelqu’un d’autre, expliqua Gérard. Et la mère d’Hugo ? demanda Laurent.
— Madame Blanchet. Une femme discrète. Depuis le décès de son fils, elle ne sort plus de chez elle. Elle ne veut même plus entendre parler du chien. Trop douloureux pour elle.
— Où habite-t-elle ?
— Au bout du hameau. Maison blanche avec des volets bleus. Mais bon courage, elle n’ouvre à personne.
Laurent n’hésita pas.
Il monta dans sa voiture et roula jusqu’à la demeure indiquée. Le jardin était en friche, les volets fermés. Il sonna deux fois.
— Oui ? Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Laurent. C’est à propos d’Oscar.
Silence. Puis un bruit de clé. La porte s’ouvrit sur une femme au visage pâle et creusé par le chagrin.
— Je vous écoute.
— Il est toujours là, madame. Il ne vous a pas oubliée.
Ses mains tremblèrent.
— Je ne peux pas le voir. Il me rappelle trop Hugo.
— Et si c’était l’inverse ? Et s’il avait besoin de vous pour continuer ?
Elle hésita, puis hocha la tête.
— Montrez-moi.
Ils arrivèrent ensemble sur le bord de la route. Oscar était toujours couché, immobile.
— Oscar… murmura-t-elle.
Le chien dressa brusquement les oreilles. Puis il la vit.
Il se leva, chancelant, et soudain, comme réveillé d’un long cauchemar, il courut vers elle, geignant, remuant la queue, posant sa tête contre ses jambes.
Elle tomba à genoux, en larmes.
— Mon pauvre ange… pardonne-moi…
Depuis ce jour, Oscar ne retourna plus sur la route.
Un mois plus tard, Laurent repassa par le village. Devant la maison blanche, il aperçut Oscar, allongé paisiblement au soleil. Le jardin était fleuri. Madame Blanchet l’accueillit avec un sourire doux.
— Entrez donc, Laurent. J’ai fait un clafoutis.
À table, elle parlait d’Oscar avec tendresse, racontant comment il dormait à ses pieds, comment il la suivait partout, comment sa simple présence avait comblé un vide.
Et Laurent comprit que parfois, un cœur fidèle peut rallumer une vie éteinte — il suffit d’un peu de patience… et d’amour.
Oscar vint poser sa tête contre ses genoux. Comme un remerciement silencieux.