— Toi ? s’exclama Jeanne, la voix mêlée de surprise et d’inquiétude. Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle ne s’attendait absolument pas à voir Pierre, son ex-mari, se tenir sur le seuil de leur ancien appartement.
— Oui, dit-il avec un sourire en coin. Tu vas me laisser entrer, j’espère ? Après tout, ce n’est pas un lieu étranger pour moi.
Jeanne recula d’un pas pour le laisser passer. Pierre pénétra dans ce qui avait été leur cocon commun, le regard parcourant la pièce avec un léger rictus.
— Je constate que rien n’a changé ici, souffla-t-il avec une pointe de mépris à peine dissimulé. En réalité, rien n’a bougé. Tu n’as même pas fait la moindre rénovation.
Jeanne haussa les épaules.
— Ça me va comme ça. Tu viens pour faire l’inspection ? Ou tu souhaites me proposer un chèque pour refaire à neuf ?
Elle adopta elle aussi un ton sarcastique. Puisqu’il se permettait cette familiarité, pourquoi ne pas lui répondre sur le même ton ? Avant, elle avait toujours essayé d’être la femme docile, obéissante. Aujourd’hui, cela ne servait plus à rien.
Devant elle se tenait un parfait inconnu, son ex-mari désormais étranger à sa vie. Seule leur fille, Élise, les reliait encore, mais la jeune femme de vingt ans avait sa propre vie et les visites se faisaient rares.
— Ça sent bon, dit Pierre en guise de réponse. Tu cuisines quelque chose de bon ? Tu vas m’inviter à goûter ?
Jeanne esquissa un sourire en coin. Elle savait très bien que quelques mois plus tôt, Pierre avait rompu avec sa maîtresse, cette même femme pour qui il l’avait quittée un an et demi auparavant.
Ce soir-là, il était rentré furieux du travail, avait jeté ses affaires dans un sac et, sans plus de cérémonie, lui avait annoncé qu’il partait pour une autre femme.
— J’en ai assez de ce mensonge et de ce faux-semblant, avait-il clamé. Je suis avec quelqu’un d’autre depuis longtemps, et tu as fait semblant de ne rien voir. C’est fini.
Jeanne avait été bouleversée. Oui, elle savait que Pierre la trompait. Sa maîtresse était une jeune stagiaire de vingt ans, récemment arrivée dans l’entreprise où il était directeur adjoint. Pierre avait tout de suite été séduit par cette beauté juvénile, et un mois plus tard, ils avaient entamé une liaison.
Jeanne avait appris la vérité presque immédiatement grâce à une amie proche travaillant dans la même société, qui lui avait révélé la trahison.
À ce moment-là, Jeanne avait mis sa fierté de côté, préférant fermer les yeux sur cette histoire. Pierre avait quarante-trois ans, traversait une crise de la quarantaine, et elle était prête à pardonner cette évasion passagère pour préserver leur famille.
Mais l’affaire dépassa rapidement le stade de l’aventure passagère et devint un amour sérieux. Trois mois plus tard, ils emménagèrent ensemble. Pierre loua un appartement, demanda le divorce, et, en bon « mari dévoué » trahissant sa femme et abandonnant leur fille, décida de renoncer à sa part de l’appartement.
— Tu peux rester ici avec Élise. Je ne réclamerai rien, déclara-t-il.
Jeanne fut abasourdie. Elle avait aimé cet homme, essayé jusqu’au bout de sauver leur couple, allant jusqu’à se rabaisser en lui suppliant de revenir. Mais Pierre resta inflexible.
— Si tu ne connais pas ce que sont les vrais sentiments, il vaut mieux ne pas te mêler de ça, lança-t-il sèchement. Je suis amoureux, je vais bien. Et ça ne peut qu’aller mieux.
Pendant ce temps, Jeanne s’occupait de sa belle-mère, Madeleine. Cette dernière était gravement malade et Jeanne s’efforçait de l’aider, allant aux rendez-vous médicaux, accompagnant aux opérations et veillant à sa convalescence. Elle parcourait la ville pour dénicher des médicaments rares, se battait pour qu’on accorde à Madeleine une chambre individuelle à l’hôpital. Pierre, lui, se tenait à distance, n’aimant pas les hôpitaux, et surtout, préoccupé par sa nouvelle vie sentimentale.
Ainsi, Jeanne soutenait physiquement sa belle-mère, tandis que Madeleine l’épaulait moralement. Elle refusa de revoir son fils et lui demanda de ne plus venir la voir ni à la maison ni à l’hôpital. Pierre ne fit aucune objection.
— Je ne veux plus le voir ni entendre parler de lui, confia Madeleine à Jeanne. Il a trouvé une jeune fille du même âge que sa fille et il est heureux. Ce vieux libertin… Son père doit se retourner dans sa tombe.
Jeanne resta silencieuse, espérant encore qu’un jour Pierre reviendrait. Mais il ne revint pas. Pis encore, il épousa la jeune femme. Un an plus tard, ils se séparèrent et Pierre s’installa chez sa mère. Madeleine était très affaiblie et passait la plupart de son temps à l’hôpital. Deux mois après le retour de son fils, elle s’éteignit.
Jeanne assista aux funérailles, organisant tout. Elle semblait être celle qui regrettait le plus la disparition de Madeleine. Pierre resta dans l’appartement, mais quelques semaines après les obsèques, on apprit que Madeleine avait légué son appartement à sa belle-fille.
Pierre devint furieux. Il cria, frappa la table, et accusa Jeanne de tous les maux.
— Tu t’es faufilée comme un serpent dans les bonnes grâces de ma mère. Tu rampais à ses pieds pour la flatter. Comédienne !
Jeanne ne répondit pas. Elle comprenait sa colère, mais elle était encore sous le choc. Elle peinait à croire que Madeleine ait pu organiser les choses pour que son fils n’ait rien. Il y avait encore un autre appartement, celui que Pierre avait généreusement laissé à son ex-femme et à leur fille.
…
— Pourquoi es-tu là ? demanda Jeanne, sans s’attendre à revoir son ex-mari après presque un mois de silence.
La dernière fois qu’ils s’étaient vus, c’était après la lecture du testament, lorsque Pierre avait hurlé. Jeanne avait décidé de ne plus lui parler sur ce ton. Elle ne voulait plus lui adresser la parole, d’autant plus que rien ne les liait plus. Leur passé s’effaçait doucement.
— Je vois que tu ne vas pas m’offrir à boire, dit Pierre sur un ton léger en s’installant dans le canapé. Je suis venu pour parler immobilier.
Jeanne acquiesça en comprenant tout de suite. Quoi d’autre sinon ? Ce n’était pas pour raviver un passé, s’excuser pour ses cris, ni pour évoquer l’aide qu’il n’avait pas donnée à sa mère, ni pour parler de leur fille qu’il évitait.
Pierre ne pensait qu’à une chose : argent, appartements et confort. Désormais seul, sans sa jeune épouse, il ne se préoccupait plus que de son propre bien-être.
— Je t’ai déjà dit que tu pouvais rester dans l’appartement de Madeleine aussi longtemps que tu voulais, précisa Jeanne. Je ne compte ni le louer ni le vendre, même s’il m’appartient légalement.
— C’est insupportable, grommela Pierre. Je vis chez quelqu’un d’autre, mais je veux mon propre chez-moi.
— Alors achète-en un, répondit Jeanne. Qui t’en empêche ?
Il ouvrit de grands yeux.
— Je vais en acheter un. Mais d’abord, on vend cet appartement, celui où tu habites !
Cette fois, ce fut au tour de Jeanne d’être surprise. Pierre était diablement malin ! Pas étonnant que Madeleine ait été si prudente — elle savait que son fils essaierait un jour de tout reprendre.
— Je ne compte pas le vendre, dit-elle fermement.
— Moi oui ! répliqua Pierre d’un air enfantin. Cet appartement appartenait à ma mère, il m’appartiendra dans six mois par héritage, et je veux le vendre. Mais je te laisserai la moitié.
Jeanne regarda Pierre avec pitié. Autrefois généreux et bon, il était devenu un homme aigri et obsessionnel.
— Ça ne marchera pas, Pierre. L’appartement est à moi depuis deux ans. Madeleine me l’a donné juste après notre divorce. C’est un cadeau de sa part.
Pierre bondit du canapé et se mit à arpenter l’appartement en serrant les poings.
— Tu as encore manigancé ! Sale garce !
Jeanne leva les yeux au ciel. Elle n’avait pas forcé Madeleine à signer ce transfert, c’était la volonté de sa belle-mère, alors elle n’avait aucun scrupule.
— Je ne suis pas une garce, Pierre. Je suis juste une femme qui veut être heureuse. Toi, tu as oublié ce que c’est.
— Tu as toujours pensé à toi !
— Et toi aussi, répondit-elle avec un sourire moqueur. Pars, s’il te plaît. Ne reviens jamais frapper à ma porte.
Il se retourna, se tenant dans l’entrée, la regardant avec mépris.
— Pourtant, autrefois, tu m’aimais… Tu me chantais ces douces chansons à l’oreille…
Jeanne haussa les épaules, indifférente.
— Je ne savais juste pas ce que c’était que les vrais sentiments. Désolée. Au revoir.
Elle referma la porte derrière lui, s’appuya contre, épuisée. Elle avait réussi. Elle allait enfin découvrir ce que c’était, les vrais sentiments. La vie l’attendait.