Il déteste prendre les ascenseurs…

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Julien est né comme un enfant ordinaire, mais dès les premiers instants, Camille a senti que quelque chose clochait chez son fils. Elle plongeait son regard dans ses yeux d’un bleu terne, mais n’y trouvait pas cette étincelle indispensable, ce petit signe qui aurait prouvé qu’il allait bien. Son inquiétude n’était pas infondée : dix-sept années passées sous le même toit qu’une sœur aînée alitée, enfermée dans son propre monde, avaient forgé en elle cette crainte silencieuse.

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« Qu’il soit juste un peu normal, qu’il soit juste normal… » répétait Camille comme un mantra durant toute sa grossesse, chaque minute de cet accouchement sans douleur, chaque heure interminable de son enfance.

— Prenez du valériane, — lui conseillaient tous les médecins qu’elle consultait, en balbutiant timidement quelque chose à propos des yeux, de leur vide inquiétant. — Votre garçon va bien, madame.

Mais rien n’allait. Sans doute l’avait-elle toujours su. Toute son enfance, elle s’était secrètement réjouie d’être « normale », contrairement à sa sœur Léa, née sept minutes après elle, qui avait passé ses premières semaines en réanimation, tout comme Camille, mais la chance avait souri à l’une et pas à l’autre. En courant d’un pas léger sous les rayons du soleil, en cueillant des framboises mûres au jardin de leur grand-mère, en résolvant les exercices d’algèbre les plus complexes, Camille ne pouvait se défaire de ce sentiment étrange, cette victoire silencieuse : elle était normale, pas Léa. Et voilà qu’aujourd’hui, c’était elle qui portait sur ses épaules le poids de Julien, cinq ans, qui tapait de ses bottines sales, lui laissant des bleus et tachant sa veste fraîchement lavée. Deux arrêts de bus encore à faire, et Camille évitait soigneusement le regard des passants, mêlant jugements et pitié à cause des cris perçants de Julien.

— Si grand, et dans les bras de maman… c’est honteux ! — lançait une femme en manteau vert, ce qui faisait hurler Julien encore plus fort.

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Lorsqu’il était de bonne humeur, ils prenaient le bus pour rejoindre le terrain de jeu, à quatre arrêts de chez eux. C’était un hasard : un jour, en attendant un rendez-vous chez la nutritionniste, ils avaient découvert ce parc avec ses avions miniatures et ses balançoires grinçantes, que Julien adorait. Depuis, ils y allaient régulièrement, bien mieux que d’écouter ses cris incessants.

Avec les années, le mantra de Camille avait changé. Elle se surprenait de plus en plus à souhaiter que Julien disparaisse, s’évapore, s’efface — bien sûr, c’était impossible, mais rêver ne coûtait rien. Elle s’imaginait se réveiller un matin sans le berceau dans la chambre, tandis que Valère, son compagnon, continuait à dormir à ses côtés, étendant les bras comme un super-héros endormi qui tente de sauver le monde. Elle ne lui en voulait pas : s’il avait pu agir, il l’aurait fait. Rien ne le faisait peur, sauf une chose : il n’arrivait pas à accepter qu’il soit parfois lui-même impuissant.

Les rares jours où Julien réussissait à dormir plus de cinq heures d’affilée, Camille se réveillait aussi reposée, baignée par la lumière du soleil caressant son visage, et son esprit enfin rafraîchi prêt à affronter la journée — ce qui, hélas, n’arrivait que très peu souvent. Dans ces instants, elle entrouvrait les yeux, évitait de voir le berceau, et se laissait rêver à ses dix-neuf ans, à ses premiers jours de mariage. Elle se disait qu’elle allait bientôt se tourner vers Valère, l’enlacer, puis prendre le petit déjeuner avec lui avant de partir — lui au travail, elle à l’université, à sauver des vies.

À deux cents mètres du terrain de jeu, Julien se calma soudainement, demanda à descendre et marcha d’un pas hésitant dans ses petites bottes trop petites (refuser d’en changer pour une taille supérieure, c’était son caprice, et Camille regrettait de ne pas avoir acheté tous les modèles disponibles de ces bottines stupides).

— Regarde, voilà tes avions préférés… On va s’acheter un petit pain à la boulangerie, tu veux ?

Julien était en réalité indifférent aux gourmandises, mais c’était leur rituel à eux. Camille prenait un grand cappuccino sucré, achetait deux petits pains garnis de crème pâtissière, puis s’asseyait sur un banc, savourant cette dose de sucre méritée après cette épreuve quotidienne qu’elle appelait « aller au terrain de jeu ».

Pendant qu’elle buvait son café, Julien explorait son royaume, lançant du sable sur ses adversaires, si adversaires il y avait.

— Surveillez ce gamin ! — râlaient les mamans des enfants froissés, et Camille s’excusait machinalement, sans chercher à expliquer qu’elle ne pouvait rien contre lui, qu’elle lui avait mille fois interdit de faire ça.

Heureusement, ce jour-là, le terrain était désert, et elle pouvait enfin boire son café tranquillement, les yeux plissés sous le soleil inhabituellement brillant qui, bien qu’il ne réchauffât pas l’air frais d’octobre, créait une illusion de chaleur douce qui, avec son gros manteau d’hiver et son café brûlant, berçait Camille dans une étreinte tendre.

Elle sursauta, ouvrit les yeux, mais la lumière l’aveuglait. Elle chercha sa veste bleue — sur un avion, sur l’autre, puis sur la balançoire… Mais rien.

D’abord, ce fut une joie coupable. Elle avait souhaité sa disparition, et il avait disparu. Mais aussitôt, un autre sentiment, inconnu jusqu’ici, l’assaillit : une peur viscérale, collante, étouffante, qui la paralysait complètement. Lentement, comme si son corps était devenu de bois, Camille se leva et appela :

— Julien !

Silence.

— Mon Julien !

Il ne répond jamais vraiment à son prénom.

La capacité à bouger lui revint, et elle se mit à courir, appelant son fils, tentant de masquer dans sa voix des accents hystériques pour ne pas l’effrayer. Mais Julien restait introuvable. Bientôt, sa mère compatissante et deux adolescents voisins se joignirent à elle pour fouiller les alentours.

Camille appela Valère.

— Julien a disparu, — souffla-t-elle.

Pour une fois, Valère eut une mission à accomplir — il se sentit investi, capable d’agir pour son fils et Camille, cherchant à se racheter de ses fuites habituelles.

Il trouva Julien dans une cour, de l’autre côté de la rue. Comment l’enfant avait-il traversé sans que personne ne l’arrête ? Lorsqu’il le ramena, Julien, calmé, dormant sur l’épaule paternelle, Camille éclata en larmes. Les larmes coulaient comme la pluie, emportant avec elles le peu de lumière automnale et cet espoir fragile que tout allait s’arranger de lui-même. Non, ça ne s’arrangerait pas. Julien resterait toujours à ses côtés, et tout dépendrait d’elle. Personne ne les sauverait, même pas Valère.

— Je vais vous ramener à la maison, — proposa-t-il.

Camille secoua la tête.

— Ramène-moi chez maman.

Elle parlait de sa mère, mais cela voulait dire aussi chez Léa, qui, en vérité, avait eu bien moins de chance que Julien. Ça voulait dire qu’elle, Camille, avait eu de la chance, même si elle ne le réalisait pas encore.

Dans la voiture de Valère, tout était comme d’habitude propre, mais une odeur nouvelle flottait — quelque chose de sucré, entêtant. Un parfum ? Certainement pas masculin. Il avait dû se trouver quelqu’un — rien d’étonnant. Camille n’en parla pas. Elle remercia simplement pour l’aide, prit quelques billets froissés, bien que la pension alimentaire ait déjà été versée ce mois-ci, et monta au cinquième étage avec Julien dans les bras (il détestait les ascenseurs, et les crises de la journée lui suffisaient).

Pendant que Julien parlait avec Léa dans leur langue étrange, lui montrant des images dans un livre offert par leur grand-mère, Camille buvait une infusion à la mélisse dans la cuisine, mangeait un gâteau maison et esquissait presque un sourire.

— Ta veste est toute sale à nouveau, — remarqua sa mère. — Je vais la laver, elle aura le temps de sécher.

Camille hocha la tête en signe d’accord. Ici, elle se sentait en paix. Sa mère était la seule à la comprendre. Mais Camille ne savait pas si elle aurait un jour voulu que Léa disparaisse. Elle ne lui poserait jamais la question, pas plus que sur celui qu’elle aimait davantage. Avant, elle aurait dit elle-même, car elle était normale. Mais maintenant, en voyant ce regard étrange sur le visage de Julien, elle commençait à douter. Elle ferma les yeux, se faisant passer pour une adolescente de quinze ans, avec toute une vie devant elle — la rencontre avec Valère, le premier mouvement dans son ventre, le premier cri faible.

— Maman…

Ce mot la tira de ses pensées. Elle ouvrit les yeux. Son fils se tenait là, lui tirant la main. Elle ne demanda pas ce qu’il voulait, mais le suivit. Dans la salle de bain, le bruit de l’eau qui coule — sa mère lavait la veste. Ils passèrent devant la chambre de Léa. Elle s’était glissée de son oreiller, mal à l’aise. Julien montra à Camille qu’il fallait arranger ça. Pour la première fois en cinq ans, Camille vit dans les yeux de son fils ce qu’elle cherchait depuis si longtemps. Après avoir remis l’oreiller en place et aidé Léa à s’installer confortablement avec son livre, Camille prit Julien dans ses bras, avala ses larmes. Elle avait vraiment de la chance d’avoir ce garçon. Vraiment.

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