Jadis pourvoyeur, il est devenu un fardeau.

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Prépare les steaks hachés, je te dis ! Pourquoi tu te prélasses comme une reine ? C’est l’heure des enfants ! » La voix de Thomas résonna dans la maison. Claire, entendant son mari, posa son livre et le regarda par-dessus ses lunettes. Retenant difficilement son agacement, elle répondit le plus calmement possible :

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— Thomas, le dîner est déjà prêt sur la cuisinière, et il y a plein de choses dans le frigo. Mange ce que tu veux. Je ne vois pas pourquoi il faudrait faire frire des steaks si tard. On pourra les préparer demain.

— Mais c’est toi qui disais que je ne fais rien à la maison et que je n’apporte rien au foyer ! Je t’ai écoutée ! Je suis passé au magasin après le travail et j’ai acheté des steaks, même si j’étais crevé. J’en avais juste envie ! Et c’est trop dur pour toi de les faire cuire ?! s’emporta Thomas.

— Thomas, moi aussi je viens du travail et je me suis tout de suite mise aux fourneaux. Le dîner est prêt. Je suis fatiguée aussi. Si tu ne peux pas attendre jusqu’à demain, fais-les toi-même, — Claire reprit son livre et tenta de se plonger dans sa lecture. Mais le calme ne vint pas.

Thomas ne cessait de rouspéter. Il errait dans l’appartement, affirmant que sa femme était devenue trop hautaine et prétentieuse. « Même dans la Bible, elle doit obéir à son mari », répétait-il.

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Claire ne tint plus. Elle se leva du lit et sortit de la chambre conjugale. Malgré l’heure tardive, elle décida de parler à Thomas. Cela ne pouvait plus durer :

— Tom, tu as tellement changé ces derniers temps ! Que se passe-t-il ? Tu n’es jamais satisfait ! Selon toi, je devrais travailler tard, puis prendre ma deuxième “poste” dans la cuisine ? Je comprendrais tes reproches, mais le dîner est prêt ! Tu ne peux vraiment pas manger ce qui est déjà fait ? Pourquoi gaspiller les aliments ? Je ferai ces steaks demain.

— Claire, tu es devenue insupportable ! Tu ne vois même pas comment tu te comportes ! J’ai un bon poste, tu n’as besoin de rien ! Et tu trouves ça difficile de faire frire quelques steaks pour le soutien de la famille ?

— Thomas, toi, soutien de famille ? — Claire sourit ironiquement — Et moi alors ? Une simple charge ? Sache que je gagne autant que toi. Et puis, n’oublie pas que tu as commencé à bien gagner seulement depuis six mois. Pendant tes études et tes changements de boulot, j’ai porté toutes les charges financières.

Thomas la regarda, abasourdi, sans répondre. Pour lui, Claire s’était totalement déchaînée. Elle rentrait du travail, préparait des repas vite faits, servait des sandwiches ou des omelettes au petit déjeuner, et pensait avoir rempli son devoir ! Et maintenant, elle le réprimandait de n’apporter de l’argent à la maison que depuis peu. C’était inacceptable ! Il prit une décision extrême :

— Si tu ne changes pas, je demanderai le divorce ! Claire, je ne veux pas détruire notre famille. Mais tu es devenue insolente ! Tu te prends pour quelqu’un d’autre !

Thomas but bruyamment une gorgée de thé, posa la tasse sur la table avec fracas, puis quitta la cuisine.

Claire était désemparée. Voilà qu’il voulait divorcer. Pourtant, il dépendait complètement d’elle il y a peu. Elle sourit amèrement. Où compte-t-il bien vivre après ça ? Retourner chez maman, sans doute…

Attristée mais sûre d’elle, Claire s’allongea sur le canapé du salon. Elle y passerait la nuit. Pourtant, le sommeil lui échappait. Dernièrement, ils dormaient de moins en moins ensemble. Tantôt Thomas s’installait sur le canapé, tantôt Claire. Dormir là était inconfortable. Chaque mouvement faisait grincer le vieux meuble.

Elle repensa à leur passé. Thomas n’avait pas toujours été aussi sûr de lui. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il parlerait de divorce.

Ils s’étaient rencontrés à l’âge mûr. Tous deux approchaient la trentaine. Claire était déjà bien établie : diplômée, travaillant dans une grande entreprise, propriétaire de son appartement.

Thomas était un « étudiant perpétuel ». Plusieurs fois exclu de l’université, puis réinscrit, se débrouillant avec des petits boulots, incapable de trouver sa voie.

Il n’était pas gêné par le fait que ses amis soient déjà stables : familles fondées, emplois sérieux, indépendance acquise. Lui, restait sous l’aile de sa mère.

Cette situation pesait aussi à sa mère, une femme autoritaire. Son fils adulte n’hésitait pas à lui demander de l’argent, s’attendant à ce qu’elle partage salaire puis pension.

Claire rencontra Thomas par hasard. Ce jour-là, il venait d’avoir une grosse dispute avec sa mère et s’était assis sur un banc dans la cour. Une jeune femme charmante s’était foulé la cheville devant lui, son talon cassé.

Thomas, ennuyé, proposa de la raccompagner. Sur le chemin, ils discutèrent. Puis commencèrent à sortir ensemble. Claire fut frappée de voir son compagnon incapable d’obtenir son diplôme. Ils avaient des métiers proches. Elle proposa de l’aider.

Thomas s’installa bientôt chez elle. Claire devint sa « mère » : elle cuisina, nettoya, fit la lessive, et le soir, écrivait ses devoirs et le préparait aux examens oraux. Elle voulait que son amoureux réussisse, trouve un travail digne d’un homme.

Il la nommait sa sauveuse. Les professeurs étaient contents. L’« étudiant éternel » reprenait le dessus, réussissait ses examens, approchait de la soutenance.

Claire aimait Thomas. Elle ne se considérait pas comme une bienfaitrice attendant une dette. Quand il la remerciait, elle répondait humblement :

— Tu obtiendras ton diplôme, trouveras du travail, contribueras aussi aux finances. Et si jamais il arrivait quelque chose, tu m’aideras aussi. Mari et femme, c’est un tout ! On s’entraide !

Après leur mariage, la belle-mère devint une visiteuse régulière. Madame Moreau considérait son fils comme un génie. Elle répétait souvent à sa bru :

— Regarde, Claire ! Il a que des excellents résultats ! C’est un génie ! Quand il aura son diplôme, il deviendra un professionnel !

Claire gardait le silence. Elle ne racontait pas qu’elle écrivait ses devoirs et le préparait. Elle voulait préserver la paix. Que sa belle-mère continue à croire à ce talent caché.

Mais le temps passa, et le génie ne se lança jamais. Après la soutenance, personne ne voulait l’embaucher : trop d’expérience demandée partout. Claire intervint à nouveau.

Elle obtint un poste pour Thomas dans son entreprise. Modeste, salaire modéré, mais indispensable pour acquérir de l’expérience.

Pendant trois ans, Claire assuma seule les charges familiales. Thomas ne reversait jamais son salaire, n’achetait rien pour la maison. Une fois, elle lui demanda de lui remettre une partie pour la nourriture.

Il s’offusqua :

— Tu me reproches quoi ? Tu veux dire que je vis à tes crochets ?

Claire fut claire :

— Je ne reproche rien, Thomas, je dis la vérité. Je paie tout, même mes parfums me manquent. Pourquoi ne contribues-tu pas ? Tu étudiais, je me taisais. Maintenant tu es payé !

— Claire, qu’est-ce qu’ils me paient ? Des miettes ! Sois contente que je ne te demande rien ! C’est ta faute ! Tu aurais pu me placer mieux !

Claire se sentit blessée, mais pensa qu’il était sans doute gêné. Elle était reconnue experte dans son entreprise, lui un simple subalterne.

Elle parla à ses supérieurs. Les relations étaient bonnes. Elle était appréciée, respectée. On lui confiait des missions difficiles. Son avis comptait.

Elle demanda qu’on nomme Thomas chef de service. Le patron accepta, sans raison de refuser. Claire promit d’épauler le novice.

Elle travailla sur deux fronts. Thomas restait toute la journée au bureau, ne signant que des papiers. Les employés venaient voir Claire pour tout. Ils comprirent vite qui faisait réellement le travail.

Thomas devint fier, arrogant. Son salaire égalait celui de sa femme. Il contracta un crédit auto. Claire essaya de résister, mais il convainquit :

— Claire, je suis chef. Je ne peux pas venir en bus. En plus, tu as une voiture !

— Je dis juste qu’on ne peut pas assumer deux voitures. Ça coûte cher. Ensemble, on y arrive très bien !

— Je ne peux pas toujours te demander de me conduire. Je suis un homme !

Claire céda. Mais ses caprices l’agaçaient. Pire, sa mère en rajoutait, critiquant la bru.

Elle disait que le nouveau statut de Thomas était uniquement son mérite. Claire ne tenta pas de la contredire.

Mais Thomas devint tyrannique. Il reprochait à Claire d’être une mauvaise ménagère : mal laver, mal repasser, cuisiner des plats qu’il n’aimait pas.

Il exigeait sans cesse de nouveaux achats — viande, meuble, pièce pour la voiture — sans jamais donner d’argent. Il payait tout par sa carte personnelle, ce qu’elle jugeait inacceptable.

La mère jetait de l’huile sur le feu. Thomas se plaignait sans cesse :

— Je ne pensais pas qu’elle serait si matérialiste. Elle veut tout, tout le temps !

— Thomas, elle a montré son vrai visage. Peut-être devriez-vous divorcer ?

— Où irais-je ? Revenir chez toi ? L’appartement est à Claire, elle l’a acheté avant notre mariage.

— Alors fais un crédit immobilier, répondit la mère, peu ravie à l’idée d’accueillir son fils.

— Jamais ! J’ai un appartement ! Je ne vais pas m’endetter pour payer à un inconnu ! Et je n’ai même pas fini de rembourser la voiture !

Il retourna vers Claire. Un jour, parlant avec son oncle alcoolique, il reçut un conseil : remettre sa femme à sa place.

Thomas appliqua ce conseil, devenant insupportable.

Ce soir-là, il demanda des steaks à minuit. Claire avait déjà préparé le dîner, mais ne voulut pas se remettre aux fourneaux. Elle se savait dans son droit.

Le lendemain matin, elle engagea la conversation :

— Thomas, tu es trop exigeant. N’oublie pas que je travaille aussi. Et je fais tous tes rapports ! Partageons les tâches. Ce sera plus facile pour moi.

— Pourquoi te fatiguer ? ria-t-il. Tu cours toute la journée avec tes papiers, tu empêches les autres de travailler.

— Alors je ne remplirai plus tes dossiers ! Que tu t’y mettes toi-même !

— Si tu veux faire échouer ta direction, fais comme ça ! C’est toi qui as voulu que je sois chef ! À toi d’assumer !

— Quelle arrogance, Thomas ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’en ai assez de vivre sous ta coupe ! Je suis un homme adulte ! Je veux ma vie !

— Très bien. Si tu es un homme, va chercher ta voiture à la réparation. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.

— Tu ne fais jamais rien à temps ! Donne-moi de l’argent, j’irai la chercher ! C’est ta voiture.

— Tu as touché ta paie il y a deux jours ! Moi, j’ai payé ton costume, la nourriture, les factures, et mis de côté pour nos vacances. Tu t’en souviens ?

— Claire, je n’ai pas d’argent ! J’ai aussi payé le crédit de la voiture. Puis ma cousine Gaëlle, tu la connais, m’a demandé un prêt. Et mon oncle Boris veut se soigner, mais a honte de demander. Tu sais que ces soins coûtent cher !

— Thomas ! Gaëlle est jeune et en bonne santé ! Pourquoi ne travaille-t-elle pas ?

— Elle a quatre enfants ! Quand travailler ?

— Elle aurait dû y penser avant d’en avoir autant sans mari ! Et Boris ? Il m’a déjà demandé de l’argent pour sa rééducation il y a six mois ! Je lui ai donné. Puis j’ai appris qu’il a replongé dans l’alcool ! On m’a reproché de l’avoir aidé. Toi aussi !

— Cette fois, il était convaincant ! Je ne pouvais pas lui refuser ! Et Gaëlle n’y est pour rien si sa vie amoureuse est un désastre. Comme moi d’ailleurs ! Ça doit être héréditaire chez nous !

Claire n’eut rien à répondre. Elle débarrassa la table, lava la vaisselle, puis partit travailler. Thomas cria après elle :

— Protège-moi, dis que je suis malade ! Il y a la rediffusion du match aujourd’hui ! Je vais rester à la maison !

Les larmes amères coulaient sur le visage de Claire. Elle comprit que tous ses efforts étaient vains. Thomas n’était pas devenu l’homme qu’il voulait être. Il avait eu des aides, des opportunités, mais s’attendait toujours à ce qu’on fasse tout pour lui.

Elle se força à se calmer et à se concentrer sur son travail. À midi, elle se rappela que Thomas devait rendre un rapport. Au lieu de sa pause, elle se mit à son dossier, ne voulant pas laisser tomber la direction.

Claire entra dans le bureau de son mari et ouvrit son ordinateur. La page de son application bancaire était ouverte. Surprenante découverte : depuis six mois, il faisait régulièrement de gros virements à Gaëlle et à son oncle Boris.

Pourtant, il lui disait qu’il payait le crédit avec tout son salaire ! Comme s’il voulait s’en débarrasser plus vite.

Le soir, elle confronta Thomas.

Calme, il répondit :

— Ce sont ma famille ! Je dois les aider ! Et je ne te dois pas de comptes. Cet argent, c’est pour eux, pas pour des copines ou des fêtes ! Sois fière d’avoir un mari comme ça !

— Et moi, alors, je ne suis plus ta famille ? Je paie toutes les factures pendant que tu aides des gens en pleine santé à satisfaire leurs caprices ! Ils peuvent travailler et subvenir à leurs besoins eux-mêmes !

— Claire, tu es insupportable ! Je vais me coucher. Ces discussions m’épuisent.

Ce soir-là, Thomas dormait sur le canapé. Le lendemain matin, ils ne parlèrent pas. Claire partit la première. Thomas ne se montra pas au bureau. Elle ne s’inquiéta pas. Elle supposa qu’il regardait encore le foot à la maison. Elle le couvrit souvent devant ses supérieurs.

Un appel la sortit de sa concentration. Le nom de Thomas s’affichait. Elle décrocha, espérant une réconciliation. Sa voix faible lui dit :

— Claire, j’ai eu un accident. Je suis blessé partout. Viens, s’il te plaît.

Paniquée, elle se précipita à l’adresse donnée. Thomas, tout en bandages, gisait sur un lit. Il lui demanda timidement un verre d’eau. Claire dit vouloir parler au médecin.

Le verdict fut dur : il serait alité au moins deux mois, puis aurait besoin de rééducation.

Elle revint à la chambre. Thomas paraissait pitoyable. En larmes, il confia :

— Claire, que va-t-il m’arriver ? J’ai un crédit voiture ! Les indemnités ne couvriront pas. La rééducation coûte cher. Je ne sais pas comment je vais faire !

— Ne pense pas à ça maintenant. Je paierai ton crédit. Je ne t’abandonnerai pas. Il faudra demander à ta famille de prendre soin de toi. Moi, je travaillerai. J’ai vu tes comptes : tu n’as pas fermé la session bancaire. C’est vide. Tu as tout transféré à Boris et Gaëlle. Ils doivent s’occuper de toi pour l’instant. Si je prends un congé, je ne pourrai pas payer la rééducation ni le crédit.

Mais personne n’aida Claire. Madame Moreau refusait l’odeur des hôpitaux, Gaëlle prétextait être trop occupée, et Boris replongea dans l’alcool.

Thomas eut une journée difficile. Il attendait Claire, qui venait déposer repas et vêtements propres avant de repartir. Claire était devenue froide, distante. Elle accomplissait tout mécaniquement, sans émotion.

Le jour de la sortie arriva. Claire vint chercher Thomas pour le ramener chez eux.

Il rêvait déjà de profiter du confort de son lit et de repas savoureux.

Mais la voiture s’arrêta devant la maison de sa mère. Claire regarda Thomas avec détermination :

— Ta famille est ici. C’est là que tu vivras. J’ai demandé le divorce.

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